Mémoire de fille

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Mémoire de fille

Ainsi, tout n'avait pas été dit. Un silence demeurait, comme une meurtrissure presque invisible, imperceptible à l'oeil nu, affleurant pourtant dans les carnets de notes et les livres. « A dix-sept ans, je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon toute une nuit. Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l'événement, ne pas en revenir. Au sens exact du terme, je n'en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit », écrivait ainsi Annie Ernaux en 2005, dans L'Usage de la photo, sans développer davantage. Dans les pages de son journal publiées en 2001 sous le titre Se perdre, ce sont ces mots lapidaires, sans commentaire : « Souvenir, hier soir : j'ai gardé plusieurs mois, dans ma chambre à Yvetot, la culotte avec du sang de la nuit de Sées, en septembre 58. Au fond, je “rachète” 58, l'horreur des trois derniers mois de 58 sur laquelle j'ai bâti ma vie, et qui est – mal – transposée dans Ce qu'ils disent ou rien. » En 1958, Annie Ernaux a eu 18 ans. Elle s'appelait alors Annie Duchesne. C'était il y a longtemps – que reste-t-il, six décennies plus tard, de cette jeune fille qu'elle était alors ? A la femme désormais septuagénaire, est-il encore possible d'« abolir l'intervalle » des ans, d'approcher cette presque adolescente, d'en saisir les pensées et les gestes, d'en dire les expériences ? Longtemps, le dessein sembla vain à Annie Ernaux : « J'ai voulu l'oublier aussi, cette fille, écrit-elle aujourd'hui, dans Mémoire de fille. L'oublier vraiment, c'est-à-dire ne plus avoir envie d'écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n'y suis jamais parvenue. Toujours des phrases dans mon journal, des allusions à “la fille de S”, “la fille de 58”. Depuis vingt ans, je note "58" dans mes projets de livres. C'est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable. »

C'est donc cette lacune, ce gouffre que vient combler Mémoire de fille, qui n'est pas comme un addendum à l'oeuvre déjà si ample, un ajout qui viendrait pallier un oubli. Au contraire, un moment fondateur. La source vive, violente et douloureuse d'une « trajectoire d'écriture » à l'origine de laquelle Annie Ernaux a souvent identifié la honte – honte des origines sociales, de la violence familiale, de la « trahison » qui l'a vue s'extraire de son milieu d'origine en y abandonnant les siens… De la honte, il est question, dans Mémoire de fille – « une honte de fille » dont le texte restitue admirablement le contexte, les étapes, l'intensité inouïe, tout ce sur quoi l'écrivain a longtemps achoppé. Parce qu'elle refusait « la pure jouissance du déballage des souvenirs », cherchant et redoutant « la douleur de la forme » qu'il fallait trouver pour non seulement restituer, mais aussi penser (« Un jour il n'y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué. Vécu pour rien ») ce moment d'existence : un été 1958, une colonie de vacances à Sées, une jeune fille qui échappe pour la première fois au cocon/carcan familial cède à son désir, se donne corps et âme à un garçon qui la touche puis la repousse, devient un objet de moquerie et de mépris pour les autres jeunes gens de la colonie, et traînera ensuite durant près de deux ans avec elle « la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n'importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte » – un désarroi et une confusion dont la lecture du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, constituera la porte de sortie.

C'est tout cela qu'il s'agissait de dire dans ces pages remarquables, parfois très âpres. Affronter ce moment de réel et ses conséquences. « Aller jusqu'au bout de 1958, c'est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. » Déconstruire la mémoire, pour mieux ­rejoindre au plus exact la jeune fille « gauche et empruntée, voire mal embouchée, souvent dans une grande insécurité de langage et de manières » qu'elle était alors. « Ressusciter cette ignorance absolue et cette attente » dans laquelle elle se tient en cet été de ses 18 ans, où elle décide que lui sera révélé « le grand secret chuchoté depuis l'enfance mais qui n'est alors ni décrit ni montré nulle part […], cet acte mystérieux qui introduit au banquet de la vie, à l'essentiel… » S'immerger comme en apnée dans cette parenthèse temporelle via des lettres de l'époque et les notes griffonnées dans un agenda à la couverture de carton rouge, afin de s'offrir « les plus grandes chances de saisir les bribes de [son] discours intérieur » d'alors, et « l'absence de signification de ce qui arrive ».

L'enjeu formel consiste à ne pas se laisser submerger par les images, la violence et les affects, à opérer des allers et retours entre 1958 et le présent, comme pour réinstaller en permanence de la distance et demeurer en état de « saisir et comprendre le comportement de cette fille, Annie D., son bonheur et sa souffrance ». En état d'analyser « la portée démesurée de la perte de la virginité » en cette année 1958, d'appréhender l'expérience singulière d'Annie D. comme la soumission « à une loi indiscutable, universelle, celle d'une sauvagerie masculine qu'un jour ou l'autre, il lui aurait bien fallu subir ». En état de comprendre a posteriori le mépris du groupe envers la jeune femme : « Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui ­jeter la pierre. »

UN « JE » COLLECTIF
Mémoire de fille est un nouveau jalon dans l'œuvre entreprise par Annie Ernaux il y a plus de quarante ans : trois romans d'abord (Les Armoires vides, Ce qu'ils disent ou rien, La Femme gelée) puis, à partir de 1984, une série ininterrompue de textes autobiographiques, parmi lesquels La Place, Une femme, Passion simple, La Honte, « Je ne suis pas sortie de ma nuit »…, plus récemment Les Années (2008), à travers lesquels l'écrivaine a toujours cherché à atteindre « la valeur collective du "je" autobiographique » : parler de soi pour tendre à l'autre un miroir où il se reconnaisse, puiser à sa propre vie (enfance, relations au père et à la mère, au milieu social, passions amoureuses…) pour élaborer de livre en livre « une autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur ». « Je me considère très peu comme un être unique, […] mais comme une som­me d'expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent) », expliquait-elle dans L'Ecriture comme un couteau (éd. Stock, 2003).

 

 

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