L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

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L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

Derrière le titre à rallonge de ce nouveau Murakami se cachent les habituelles marottes de l’écrivain, ces petits cailloux qu’il a semés de livre en livre, entraînant à sa suite une cour de lecteurs infatigables et confiants. Incolores, ses personnages l’ont toujours été. Loin de les rendre caméléons, leur transparence fait d’eux des puits de lumière naturelle, éblouissante, des phares dans la nuit de toute existence. Attachant un soin très méticuleux à ce qu’ils ingurgitent (ici, du café moulu par un petit appareil électrique), ultrasensibles aux compositions vestimentaires (au point que la citation obsessionnelle des marques semble parfois friser la publicité clandestine), solitaires et faussement désabusés, ils sont ancrés dans la vie concrète, et pourtant toujours ils lévitent. Tsukuru ne déroge pas à la règle. Mystérieusement exclu de son groupe d’amis lycéens (deux garçons, Bleu et Rouge, deux filles, Blanche et Noire) où il avait réussi à s’intégrer malgré l’absence de couleur dans son nom, Tsukuru noie son chagrin dans l’isolement le plus radical. Comme le héros de Chroniques de l’oiseau à ressort, qui disparaissait dans un puits, il s’enterre au fond d’une fosse, dans un paysage post-nucléaire hérissé de rochers, et il attend la mort.

Premier roman de Murakami écrit après Fukushima, ce livre raconte un cataclysme intime source de régénération, une paralysie suivie d’une renaissance, une sidération engendrant une soif de voir au plus profond des êtres. Réduit à néant par les amis qui étaient sa raison d’être, Tsukuru met seize ans à refaire surface, plus clairvoyant que jamais. Ce sont elles, les années de pèlerinage du titre, en même temps qu’un clin d’oeil à Franz Liszt, qui composa une oeuvre pour piano du même nom. L’air limpide, joué par Lazar Berman, puis par Alfred Brendel, accompagne la quête de Tsukuru, comme souvent chez Murakami, mélomane sensible aux chromatismes et aux échos. Son roman est composé comme la partition de Liszt, ses phrases simples et pudiques rappellent le phrasé lent et dépouillé du piano joué à une seule main, les jeux de miroirs entre les personnages évoquent les motifs répétitifs et lancinants de la mélodie lisztienne.

« Pour penser librement, il faut s’éloigner du moi gorgé de chair », dit un ami de Tsukuru, rencontré à la piscine où tous deux transforment l’inexorable engloutissement de leurs rêves en discipline sportive. Adepte du silence comme des discussions rohmériennes, l’incolore Tsukuru a l’art de s’extraire du monde pour mieux l’étreindre. Passionné par les dédoublements de personnalité, les connections invisibles entre les êtres, Murakami chante une nouvelle fois les vertus du quant-à-soi clairvoyant, de la compassion planante. Après sa trilogie 1Q84, violente et révoltée, où les hommes bafouaient les femmes, et les femmes haïssaient les hommes, il signe une oeuvre aussi dense qu’apaisée. Un roman d’amour où les êtres tombent la carapace sans fracas, pour avancer vers la vérité et faire converger leurs désirs d’accomplissement. — Marine Landrot

 

Shikisai o motanai Tazaki Tsukuru to, kare no junrei no toshi, traduit du japonais par Hélène Morita Ed. Belfond 384 p., 23 € En librairies le 4 septembre.

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