Lettres à Jean Voilier

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Lettres à Jean Voilier

La photographie le montre de profil, le cheveu blanc plaqué sur le crâne, l’oeil enfoui sous une paupière avachie, les cernes en spirale, la joue comme creusée par les larmes. Pas vraiment à son avantage, Paul Valéry envoie ce cliché à sa maîtresse en février 1939, avec ces mots : « Regarde ce terrible portrait. Cette tête si fatiguée… Elle a trop pensé. Elle me fait une impression affreuse, et tu ne peux savoir combien il m’en coûte de te l’adresser. Mais je ne sais quoi veut que je te l’envoie… » Le poète n’a que 67 ans, mais il en paraît beaucoup plus. Peu importe, cette carcasse abîmée brûle pour une femme qui a le droit de tout voir et de tout savoir. Sa passion pour Jean Voilier — de son vrai nom Jeanne Loviton, romancière et avocate de trente ans la cadette de Valéry, connue pour son extrême élégance et ses liaisons multiples — est tellement intense qu’il ne lui cache rien de ses faiblesses, dégradations, hontes, élans amoureux.

Cette sincérité absolue, jamais souffreteuse et toujours vibrante, fait la force de ce volume de lettres, écrites entre 1937 et 1945 — jusqu’à sa mort, le 20 juillet. Fragilisé par diverses maladies, et par la guerre dont l’absurdité ronge jusqu’aux os son corps de 55 kilos, Paul Valéry écrit sans masque et sans fard. Ses missives impulsives sont truffées de poèmes d’amour farfelus ou éperdus, de croquis post-surréalistes, de brèves nouvelles professionnelles et de précieuses réflexions sur l’écriture. Eponge sèche, gorgée à petits filets de tout ce qui l’entoure, le poète a soif d’amour, denrée qu’il trouve trop rare sous l’Occupation et qui le submerge quand elle apparaît soudain. Ainsi, dans une lettre bouleversante, raconte-t-il à sa bien-aimée le miracle d’un concert de juin 1941, dans un petit appartement parisien où quarante mélomanes, assis sur des coussins posés à même le sol, boivent la mélodie d’un piano, dans une « absence significative d’odeur de cuisine ».

Ces échappées ne lui font pas oublier l’horreur qui est en marche. D’un coup de serpe, trait d’humour ou formule décapante de lucidité, il entaille toujours ses envolées, pour retomber sur terre en souplesse, conscient que sa condition d’humain lui impose ce centre de gravité. La réalité morbide de l’époque l’accable : « Je ne vis pas. Je végète. J’ai la sensation de mâcher et de remâcher de la cendre. L’absurde, l’inutile, le gâché, le raté, le perdu ont un goût de cendre. Je suis plus seul ici que si j’étais seul », confesse-t-il au début de la guerre, en septembre 1939. Les bassesses de sa maîtresse le désolent autant et lui inspirent des courriers directs, à la fois aimants et ravageurs. Il ne supporte pas sa frivolité, et déplore de la voir se « dissoudre dans la variété des instants qui ne laissent rien après eux. J’ai cru en Toi, et je te vois sans force contre l’écume des moments. Mon coeur en est désespéré ». De l’Europe et de la femme qu’il aime, Paul Valéry ne supporte pas la déchéance. Son art d’associer ces deux destins, de mêler l’intime en ébullition et l’Histoire en marche, donne un relief unique à ces lettres écrites dans une langue sensuelle et poétique, drôle et clairvoyante. Pour lui, « Amour est avant tout de se consumer à essayer de deviner ce qui se pense dans une autre tête ». Cette correspondance révèle avec flamboyance ce qui se pensait dans cette tête lunaire et décharnée. Et rend l’homme irréversiblement captivant. — Marine Landrot

 

Ed. Gallimard 554 p., 35 €.

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