Les noirs et les rouges

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Les noirs et les rouges

Stefano Guerra, étudiant d’Udine, n’est pas un fasciste d’opérette. Il cherche les coups, est aux premiers rangs lors des rixes contre les « rouges » et cultive une forme de romantisme noir, fourbi par la geste mussolinienne. En cette année 1968, il vomit l’Italie ­démocrate-chrétienne, sa culture ­décadente et sa mollesse bourgeoise. Le capitalisme endort et le système doit mourir. La vie de Stefano, bercée de harangues et de slogans, bascule quand, lors d’une manifestation à l’université de Rome, il tue, sans vraiment le vouloir, un étudiant de gauche, Mauro, fils d’un intellectuel réputé. Stefano, bien que non identifié comme étant l’auteur de ce meurtre, glisse alors dans la militance enragée.

A Udine, il dirige un groupuscule d’extrême droite, monte ses réseaux, s’ennoblit dans les bagarres contre les « chinois » et se convainc que les slogans proférés par les vieux squadristi forgent l’âme des guerriers. C’est un soldat de plus en plus perdu, rongé par les souvenirs d’une enfance marquée au fer rouge par la mort de son père. Le sacrifice lui convient, puisque le vrai fasciste ne s’exalte que dans la défaite, comme il l’entend dire et répéter. Et c’est encore une curieuse pulsion de mort et de culpabilité qui le conduit à rencontrer Antonella, la soeur de Mauro, l’étudiant qu’il a tué. Il tombe amoureux, ils deviennent amants, tandis que la guérilla urbaine dont il se veut le fidèle combattant s’accélère, faite d’ombres, de soupçons et bientôt de meurtres revendiqués. La seule issue est dans la violence purificatrice et, comme tout est forcément politique, les braquages minables comme le trafic d’armes lui paraissent justifiés par des nécessités d’autofinancement. Le doute l’assaille pourtant quand une bombe, qui ne ­devait faire que des dégâts matériels dans une banque milanaise, tue ­quatorze personnes. Stefano, acteur de cet attentat dont on lui avait caché l’ampleur, se sent floué. Factions ­rivales, complots fomentés entre ­extrême droite et services secrets, trahisons avérées ou inventées, menaces de mort : Stefano devient tueur clandestin. De Milan à Rome ou Venise, de l’Autriche à l’Afghanistan ou au Liban, il fuit, revient, se venge et s’interroge sur ce que devient la violence quand elle n’est plus politique.

Ce gros roman haletant décrit à la perfection les années de plomb qui ensanglantèrent l’Italie, pays déchiré par les attentats et l’extrémisme politique. Avec un formidable talent romanesque, Alberto Garlini (né en 1969) suit le destin de son triste héros, petit pion noyé dans les intrigues qui se raccroche comme il peut aux mystiques fiévreuses d’un fascisme paranoïaque. Ce qui présidait à sa doctrine — effrayer la « plèbe », purifier la société par la brutalité, chanter les vertus du glaive — s’évanouit peu à peu dans la certitude que la violence se justifie à elle seule et meure d’elle-même. La rédemption par l’amour ou la sensualité serait-elle au bout de cette cavalcade sanglante ? C’est dans l’extrême sud de l’Amérique latine, une terre de feu refuge de tant de fureurs européennes, que se termine ce fabuleux roman, épopée vertigineuse où les spectres de l’Histoire ricanent aux oreilles des lecteurs d’aujourd’hui. — Gilles Heuré

 

La Legge dell’ odio, traduit de l’italien par Vincent Raynaud Ed. Gallimard 678 p., 27,50 €.

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