Le Royaume

Ajouter un commentaire

Le Royaume

« La conscience de l’écrivain doit être tranquille, dès qu’il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible », écrivait Ernest Renan dans son Histoire des origines du christianisme. Complétant la citation de l’oublié Renan, qui a constitué l’une de ses références majeures dans l’écriture de ce Royaume, Emmanuel ­Carrère précise dans le livre que son ouvrage à lui se déploie plutôt sur le territoire du « pas impossible ». Manière de rappeler que, si Le Royaume s’empare bel et bien de l’Histoire, de ces débuts de la chrétienté sur lesquels Renan s’était ­naguère penché en historien, Carrère, lui, s’y consacre en écrivain avant tout. Ayant certes engrangé sur son sujet, de façon studieuse, une somme impressionnante de connaissances, consulté les exégèses savantes, les interprétations érudites et contradictoires, mais s’octroyant toujours le droit, et même s’imposant le devoir, l’impératif de ­poser, afficher, déplier ses propres ­hypothèses — sinon, à quoi bon ? Cela ne fait pas pour autant du Royaume un roman historique, non plus qu’une somme ­purement spéculative, mais un de ces ouvrages singuliers et passionnants dont Emmanuel Carrère a le ­secret, depuis qu’il y a quinze ans il a abandonné la fiction. Un livre dont il vaut mieux renoncer d’emblée à tenter de préciser le genre. Un récit rocambolesque, mêlé d’aveu, d’enquête, de ­méditation, dans lequel l’auteur s’avère omniprésent, tout ensemble narrateur assumé, protagoniste impliqué, exégète à son tour et à sa façon subjective et roborative.

Même après l’avoir dévoré, en partie digéré, on demeure stupéfait par l’ampleur du projet — et sa réussite. Résumons-le ainsi : raconter la naissance de l’Eglise à travers l’histoire des premières communautés chrétiennes, au lendemain de la mort de Jésus, et spécialement les destins de l’apôtre Paul et de l’évangéliste Luc ; tenter de saisir de quelle nouveauté inouïe était porteur le message chrétien pour l’homme d’il y a deux mille ans, et de comprendre l’extraordinaire écho qu’a rencontré ce message. Tout cela enchâssé dans une réflexion personnelle, Carrère l’agnostique, aujourd’hui plutôt versé dans le yoga et la méditation, ayant traversé il y a vingt-cinq ans une crise mystique qui lui est aujourd’hui très énigmatique, voire contrariante — « que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fées », voilà qui le sidère d’autant plus qu’il fut, durant quelques années, un de ces crédules prêts à avaler cette sombre histoire d’un Dieu sacrifiant son fils pour mieux lui permettre de ressusciter…

Il est loin de cela, le Carrère qui, dans Le Royaume, s’efforce de comprendre cette parenthèse de son existence, cette crise mystique dont témoignent les dizaines de carnets qu’il avait noircis alors, lisant assidûment et commentant l’Evangile selon saint Jean : « Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement, qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse […]. J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. »

Pour nous rendre contemporains les premiers chrétiens, les lieux où ils vécurent, la culture juive ou grecque ou autre dont ils étaient issus, leurs convictions nouvelles, leurs chefs de file…, l’une des manières d’Emmanuel Carrère est d’user de comparaisons et d’anachronismes réfléchis. Le plus récurrent de ces rapprochements consistant à comparer l’Eglise balbutiante, ses querelles de chefs et de chapelles, aux dissensions tant personnelles qu’idéologiques au sein du Soviet ­suprême dans l’URSS post-Lénine — sans doute parce que le communisme fut bel et bien cette « religion séculière » que pointait Raymond Aron. Une autre arme de l’écrivain, dont il use en virtuose : incarner cette religion naissante dans quelques personnages auxquels il s’attache — et nous attache infiniment. Paul, donc, le juif persécuteur des tout premiers disciples de Jésus, mystérieusement converti sur la route de Damas et devenu un « fou furieux » de Dieu, de la foi. Et, dans ses pas, un médecin grec qui est son exact contraire, Luc, futur évangéliste et sans doute auteur des Actes des Apôtres. Luc, en qui Carrère se reconnaît, car voici « un homme qui pense que la vérité a toujours un pied dans le camp adverse […]. Un homme pour qui le drame, mais aussi l’intérêt de la vie, c’est que, comme le dit un personnage de La Règle du jeu, tout le monde a ses raisons et aucune n’est mauvaise ».

Au fil des quelque six cents pages du Royaume, le cheminement de la pensée de Carrère embrasse mille sujets, con­voque maints personnages — Le Royaume est bel et bien un péplum, une reconstitution aux décors grandioses et aux figurants par milliers. Il s’y montre érudit, ironique, trivial, réflé­chi, bouleversant. Lorsqu’il évoque la Source Q, par exemple, cette sorte d’Evangile d’avant les Evangiles, ­recueil de propos du Christ — « Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que, même sans y croire, […] s’il existe une boussole pour savoir si à chaque instant de la vie on fait ou non fausse route, elle est là. » Les moments les plus troublants de son enquête se situent quand, s’interrogeant sur la fortune ultérieure de cette religion chrétienne qu’il ­regarde naître, Carrère pointe, au coeur du christianisme, dans le message de Paul, « quelque chose d’essentiel et de tragique », qui ne séduit pas mais qui ­sidère : « Stoïciens et bouddhistes croient au pouvoir de la raison et ignorent ou relativisent les abîmes du conflit intérieur. Ils pensent que le malheur des hommes est l’ignorance et que si on connaît la recette de la vie heureuse, eh bien il ne reste plus qu’à l’appliquer. Quand Paul, à l’opposé de toutes les sagesses, dicte cette phrase fulgurante : "Je ne fais pas le bien que j’aime, mais le mal que je hais", quand il dresse ce constat, que Freud et Dostoïevski n’ont pas fini d’explorer et qui n’a pas fini de faire grincer des dents tous les nietzschéens d’opérette, il sort complètement du cadre de la pensée antique. »

Il ne faudrait pas croire qu’en ces instants l’agnosticisme de Carrère vacille jusqu’à en être renversé — non, il observe simplement ce « quelque chose d’essentiel et de tragique », et sur lui fonde un grand livre. — Nathalie Crom

 

Edition P.O.L 640 p., 25 €.

 

Lire aussi l’entretien d’Emmanuel Carrère dans Télérama nº3371.

Extrait

« Décidément, je bute. Et c’est toujours, depuis que j’ai formé le projet de ce livre, au même endroit que je bute. Tant qu’il s’agit de raconter les querelles de Paul et de Jacques comme celles de Trotsky et de Staline, ça va. De raconter le temps où je me suis cru chrétien, ça va encore mieux – pour parler de moi, on peut toujours me faire confiance. Mais dès qu’il faut en venir à l’Evangile, je reste coi. Parce qu’il y a trop d’imaginaire, trop de piété, trop de visages sans modèles dans la réalité ? Ou parce que, si je n’étais saisi, abordant ces parages, de crainte et de tremblement, ça ne vaudrait pas le coup ? »

Commandez le livre Le Royaume

Laisser une réponse