La Septième Fonction du langage

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La Septième Fonction du langage

On imagine sans peine le jubilatoire et iconoclaste plaisir qu’a dû éprouver Laurent Binet en concoctant son jeu de massacre. Tel Feydeau ses vaudevilles. A l’heure où l’on vient de cérémonieusement célébrer le 35e anniversaire de la mort de Roland Barthes — écrasé à Paris le 25 février 1980 par une camionnette —, n’ose-t-il pas, lui, le romancier mal élevé, suggérer un assassinat ! Et un assassinat politique ! A la veille de la présidentielle de 1981 y sont non seulement intéressés Giscard, Mitterrand et leurs acolytes, mais aussi, mais surtout les plus brillants intellectuels français du temps. D’Althusser à Lacan, de Foucault à Derrida, de Deleuze à Baudrillard, via Sollers, Kristeva, Cixous et BHL, ils sont tous là — Bourdieu excep­té —, personnages hyperactifs d’un renversant polar sémiologique. Même l’Italien Umberto Eco n’a pu résister à l’appel de Laurent Binet, joli clin d’oeil au Nom de la rose, paru en… 1980.

Qu’est-ce que la sémiologie ? s’interroge justement ici Eco, à propos de son ami sémiologue écrasé. Un loufoque couple d’enquêteurs — flic inculte mais brave, assisté d’un jeune intello repéré à la fac de Vincennes… — est venu l’interroger à Bologne parce que son nom a été prononcé par un mystérieux témoin… « Ma, c’est apprendre à voir le monde, dans sa globalité, comme un ensemble de faits signifiants. » Des raccourcis du genre, il y en a tout au long de ces cinq cents pages échevelées, qu’on dévore entre rire et gourmandise intellectuelle. Car toute la « French Theory » y caracole, qui fascina les campus américains des années 1980. « On y part du postulat que le langage est à la base de tout, alors l’étude du langage revient à étudier la philo, la socio, la psycho », commente entre deux chapitres un étudiant yankee enthousiaste, qui trouve Foucault plus sexy que Chomsky… On savait Laurent Binet passionné par les assassinats historiques — HHhH (2010) contait l’exécution du nazi Reinhard Heydrich —, on ne se doutait pas que l’agrégé de lettres, ex-prof de ZEP, éclairait si lumineusement les grands débats passés, style tennistique de Borg et de McEnroe compris. Les utopies défuntes aussi.

Faire du langage le fondement du pouvoir politique, par exemple. Telle serait la dernière découverte du linguiste russo-américain Roman Jakobson, maître de Barthes, toujours vivant en 1980 et génial décrypteur des six fonctions du langage. La présumée septième — accès à toutes les suprématies — aurait été en possession du malheureux auteur français des Mythologies. De quoi provoquer sa mort en attisant les appétits des services secrets et dictateurs de la planète. Jusqu’à la filière bulgare, coordonnée par l’indomptable Julia Kristeva… Le roman regorge de scènes d’anthologie, telle cette joute rhétorique Eco-Sollers au Logos Club, où se pressent Michelangelo Antonioni, Monica Vitti, Romano Prodi et BHL dissimulé dans une chemise… noire. Insolente et drôle, la satire d’une intelligentsia narcissique et complaisante va bon train. Mais en même temps qu’il autopsie nos intellectuels, récupère événements vrais et historiques faits divers — du crime d’Althusser aux attentats de Bologne d’août 1980 —, Laurent Binet dissèque finement le pouvoir du romanesque, des mots, de la langue. Dans notre monde d’illusions, de mensonges, n’est-il pas aux commandes ? Comment distinguer le réel de la fiction dans nos sociétés de faux-semblants ? A quels signes ? Et à quoi bon, après tout ? Les nombreuses personnalités vivantes qu’épingle Binet se métamorphosent sous sa plume en créatures si folles qu’elles deviennent d’éblouissants personnages. Y gagnent. « Le Roman est une mort », reprend doctement Foucault à l’enterrement de Barthes. Peut-être. Mais il aide à supporter la vie. — Fabienne Pascaud

 

Ed. Grasset, 495 p., 22 €.

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