La Nuit. Vivre sans témoin

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La Nuit. Vivre sans témoin

« Bonne nuit ! », entend le bon dormeur tous les soirs, rassuré avant de fermer les yeux. Ce n’est pourtant pas le genre de nuit que souhaite Michaël Foessel à son lecteur. Dire « bonne nuit », en effet, c’est promettre le sommeil dans le seul but de veiller le lendemain, c’est se préparer à une nuit tout entière ­aspirée par les contraintes du jour d’après. C’est vivre une « nuit sans événement »… Dans son dernier essai, La Nuit. Vivre sans témoin, le jeune penseur noctambule, né en 1974, habitué, comme ses frères insomniaques, aux mauvaises nuits, cherche plutôt à faire de la pénombre un événement de pensée à part entière. A envelopper la nuit d’un regard philosophique, politique et existentiel, en acceptant de se laisser envelopper par elle, d’y consentir comme l’avait bien compris le poète Jules Supervielle : « Par toi nous devenons des étoiles consentantes »

Devenir hibou pour percer la nuit, c’est comprendre ce qu’elle fait à l’équilibre du jour. « La nuit confère de l’horreur aux bruits les plus anodins, écrit Foessel. Dans l’obscurité, le craquement d’un meuble suffit à faire chavirer le monde des assurances quotidiennes. » Subtil et exigeant, l’auteur renvoie dos à dos deux visions nocturnes : d’un ­côté, la nuit absolue des romantiques, rêve d’une nuit sans fin (« Faut-il toujours que le matin revienne ? L’empire de ce monde ne prend-il jamais fin ? », se ­lamente Novalis dans ses Hymnes à la nuit). Et de l’autre, la nuit colonisée par les impératifs productifs du capitalisme aux yeux ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la nuit défi­gurée par cette « lumière blanche qui, ­indifférente à l’heure, inonde les centres commerciaux ou les open spaces ». Royaume interlope des « altérations perceptives », la nuit équivoque qui intéresse Foessel bouscule plutôt nos certitudes, permettant la multiplicité des points de vue propre au clair-obscur, et invitant à s’abandonner à ce « défaut de visibilité qui fait que l’on ne perçoit pas par avance le terme du chemin » — soit la « crainte » même de « ceux qui se refusent à la nuit »… Le philosophe noctambule convie dans sa traversée d’autres familiers de l’obscurité : Restif de la Bretonne et ses Nuits de Paris ; Dostoïevski et ses Nuits blanches ; Rancière et sa Nuit des prolétaires ; Levinas et sa troublante analyse de l’insomnie, comprise comme une « veille où il n’y a plus rien à veiller ». Sans oublier Alain Bashung (« La nuit je mens/Je m’en lave les mains ») ou Alexandre, héros de La Maman et la Putain de Jean Eustache, joué par Jean-Pierre Léaud, qui explique : « Vous savez comme les gens sont beaux la nuit »… Le lecteur croisera aussi, au fil de sa lecture, d’autres professionnels, comme le veilleur de nuit ou le physionomiste, ces corps caméras payés pour voir, ­témoigner, domestiquer la nuit.

« Pour devenir un lieu d’expérience, la nuit exige de moi que je m’y livre sans compter », remarque Michaël Foessel. Avant « l’heure des comptes et des regrets »… Démocratique et égalitaire, la nuit exige pourtant une dépense, physique et psychique. Tout n’y est-il d’ailleurs pas plus cher ? Tarif de nuit. « Souvent je me demande ce que je fais encore là. Seul ou entouré, dans le noir ou baigné par des lumières artificielles, dans une rue obscure ou aux abords d’une piste de danse, la même question : « Qui suis-je, moi qui veille ? » Dès l’instant où cette question se pose, je sais que la nuit est terminée. » Le livre, lui, peut commencer. — Juliette Cerf

 

Ed. Autrement, coll. « Les grands mots », 170 p., 14,90 €.

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