La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement

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La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement

Voici plus de trente ans que Svetlana Alexievitch — journaliste et écrivain, ­naguère soviétique, aujourd’hui biélorusse — s’est mise à l’écoute. Sollicitant et consignant les mots, les récits des autres, tous témoins ordinaires de leur temps, pour composer ce qu’elle appelle des « romans de voix ». Singuliers et poignants tissus sonores donc, le travail de confection consiste à coudre entre elles les paroles recueillies, en préservant, outre les faits égrenés, le timbre, la respiration, les hésitations, les omissions, l’émotion contenue ou éclatante, la vitalité de chaque voix. Il y eut des voix de femmes soldats et d’enfants, se souvenant de la guerre entre l’URSS et l’Allemagne nazie (La guerre n’a pas un visage de femme, Derniers Témoins). Des voix de jeunes recrues soviétiques fracassées en Afghanistan, mêlées à celles de leur mère, de leur veuve (Les Cercueils de zinc). Les voix des témoins et victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (La Supplication). Tout ce vécu, toutes ces expériences individuelles constituant les archives confidentielles, menacées tant par l’oubli que par la négation, d’un xxe siècle dont l’historiographie officielle soviétique s’est employée à brosser un tout autre récit. Une Histoire écrite par ­Svetlana Alexievitch à hauteur d’hom­me — centrée sur le vécu, le ressenti.

Dans la préface de La guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch expliquait : « Je n’écris pas sur la guerre, mais sur l’homme dans la guerre. J’écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments. » De la même façon, au seuil de La Fin de l’homme rouge pourrait-il être précisé qu’il ne s’agit pas d’une histoire de l’effondrement de l’URSS et du basculement de l’ancien empire communiste dans l’âge capitaliste, mais plutôt de l’auscultation du coeur et de l’âme de ce « type d’homme particulier, l’Homo sovieticus ». Un individu passé sans transition du totalitarisme à une nouvelle forme de nihilisme. Né et élevé dans l’utopie socialiste — du moins, son avatar fatigué de l’ère Brejnev-Andropov-Tchernenko —, brutalement sommé de renoncer à ses routines, ses savoirs, son histoire et ses mythes, et enjoint à jouir de sa liberté toute neuve, essentiellement synonyme de consommation effrénée, d’inégalités sociales crian­tes, de conflits d’une violence effarante entre les peuples anciennement rassemblés derrière le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.

Les hommes et les femmes dont Svetlana Alexievitch a recueilli les con­fes­sions racontent ici à mots con­crets leur quotidien, leurs souvenirs d’enfance ; ils confient leurs aspirations passées ou présentes, leur con­ception de la liberté ; ils disent leurs histoires d’amour, leurs deuils, les profonds malheurs et menus bonheurs dont sont faites leurs vies. En fait, deux ­générations se côtoient dans ces pages. D’abord, celle dite « des cuisines » — « C’est à son époque [les années 1960-1970, NDLR] que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines ­privées dans lesquelles on pouvait critiquer le pouvoir, et surtout ne plus avoir peur, parce qu’on était entre soi… »

Aujourd’hui sexagénaires, ils (et elles) furent élevés dans le culte de Lénine, Staline et de l’héroïque Armée rouge, ils connurent l’enrôlement obligatoire dans les Jeunesses communistes, la crainte permanente du NKVD (police politique de l’URSS), l’ombre encore menaçante du goulag. Et en août 1991, ils étaient dans la rue pour s’opposer au putsch contre Gorbatchev et défendre une certaine idée — théorique, sublimée — de la liberté. Les voici aujourd’hui las, sidérés, anéantis, entre découragement et colère. L’un dit : « Nous avons connu les camps, nous avons couvert la terre de nos cadavres pendant la guerre, nous avons ramassé du combustible atomique à mains nues à Tchernobyl. Et maintenant nous nous ­retrouvons sur les décombres du socialisme. Comme après la guerre… »

La seconde génération, ce sont leurs enfants, âgés aujourd’hui de 20, 30 ans, grandis à l’époque post-totalitaire, mais plongés dans un chaos économique, et surtout spirituel et moral sans fond ni fin, comme sans issue. Plus souffrants encore, peut-être, que ceux qui les ont précédés, car comme privés de la faculté d’espérer ou de rêver — si ce n’est de l’exil. Face à eux, comme face à leurs aînés, Svetlana Alexievitch se tient avec attention, empathie. Cherchant, explique-t-elle, à « discerner en chacun d’eux l’être humain de toute éternité », l’élan vital et le tragique. Si leurs histoires se ressemblent et se recoupent, l’écrivain se garde de tenter d’en dresser une synthèse — c’est dans leur diversité, autant que dans leurs similitudes, que réside toute la richesse de ce grand livre d’histoire humaniste, tout ensemble infiniment douloureux et formidablement vivant. Qui souvent fait revenir à l’esprit cette réflexion notée par Nadejda Mandelstam, la femme du poète, dans ses Mémoires : « Ce n’est pas l’héroïsme mais l’endurance qui était notre unique qualité. » — Nathalie Crom

 

La Fin de l’homme rouge Vremia second hand (konets krasnovo tcheloveka), traduit du russe par Sophie Benech Ed. Actes Sud 542 p., 24,80 €. (En librairie le 4 septembre.)

BIO EXPRESS

1948 Naissance à Ivano-Frankovsk (Ukraine).

1967 Entrée à la faculté de journalisme de Minsk (Biélorussie).

1985 Parution de La guerre n’a pas un visage de femme et de Derniers Témoins.

1989 Parution des Cercueils de zinc.

1997 Parutionde La Supplication.

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