La femme qui avait perdu son âme

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La femme qui avait perdu son âme

Les destins éditoriaux sont aussi constitués d’absences — celle de Bob Shacochis, l’auteur de Sous les eaux du volcan, d’Au bonheur des îles (1) , aura duré pour nous plus de quinze ans. Une absence d’autant plus remarquée qu’avec Sous les eaux du volcan Bob Shacochis avait donné, au début des années 1990, une oeuvre marquante : un grand roman politique et lyrique, tissé d’intrigues financières et sentimentales, irrigué tant de réflexions géopolitiques que de résurgences vaudoues. Un ouvrage dans les pages ­duquel l’écrivain auscultait minutieusement le mélange de charité naïve et de disposition prédatrice ayant dicté, dans les dernières décennies du xxe siècle, l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde — disons, le Sud, incarné en l’occurrence par une île imaginaire des Caraïbes.

Né en septembre 1951 en Pennsylvanie, Bob ­Shacochis, grand lecteur de ­Joseph Conrad, a eu 20 ans au moment où Nixon trônait à la Maison-Blanche et où ­l’Amérique s’enlisait dans les boues du ­Vietnam. Un terreau dans lequel forger une conscience politique fermement ­ancrée à gauche et durablement engagée, pour celui qui cite aujourd’hui ­notamment Joan Didion ou Norman Rush (2) , deux grandes figures d’intellectuels et écrivains progressistes contemporains, dont la pensée et les écrits lui importent. Et qu’il lisait, certainement, parmi bien d’autres auteurs, tandis qu’en lui décantait longuement, lentement, cette Femme qui avait perdu son âme qui a marqué, en 2014, son grand ­retour sur la scène littéraire américaine.

La femme, c’est Jacqueline Scott, ou Jackie, une jeune photographe américaine qui vient, semble-t-il, d’être ­assassinée à Haïti. Nous sommes dans les années 1990, sur l’île se croisent des militaires US, des agents spéciaux, des reporters, des travailleurs humanitaires. L’avocat Tom Harrington fait partie de ces derniers. Deux ans avant l’annonce de son décès, il avait rencontré Jackie, à Haïti déjà, et elle lui avait alors confié avoir perdu son âme — « Est-ce que je crois que l’âme existe ? Oui. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Une ­essence éternelle à l’intérieur de nous ? […] Notre seule connexion avec ce que certains d’entre nous appellent le divin, ou l’infini, ou la force qui est derrière tout ça […] Qu’est-ce qui arrive aux gens qui perdent leur âme ? Ils semblent mourir et renaître dans le but d’engendrer l’horreur et le malheur dans le monde… » Voilà pour les individus, mais qu’en est-il de l’âme des peuples ? « Quelle était la genèse de l’âme d’une nation ? La réponse semblait être seulement la guerre », songe encore Harrington, quelque deux cents pages plus loin…

Jackie, c’est l’aimant qui magnétise les multiples pôles du roman-fleuve de Bob Shacochis. C’est sur ses traces qu’on enjambe les océans, quittant au fil des chapitres le continent américain pour prendre pied en Croatie ou à ­Istanbul. Et c’est pour remonter le cours du temps vers son enfance, vers même la préhistoire de son existence, qu’on plonge dans l’histoire de la ­seconde moitié du xxe siècle. Qui s’incarne, sous la plume de Shacochis, en une multitude de personnages parmi lesquels émerge Stjepan Kovacevic, un garçonnet croate de 8 ans qui, durant l’occupation par les nazis, assista, entre autres crimes, à l’assassinat sauvage de son père. Et qui renaîtra, des années plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique — élégant diplomate, mais en lui est manifestement détruite, inopérante, « la ligne qui sépare le bien du mal [qui] traverse le coeur de chaque être humain » (Soljenitsyne).

Il faut plus que de l’endurance, ­disons une absolue confiance, non pas tant en soi-même, mais en la puissance du genre romanesque, pour mener son entreprise comme le fait Bob Shacochis. Refusant de choisir entre roman sentimental, thriller à la John Le Carré et tragédie contemporaine. Renversant la chronologie, saturant son récit d’informations historiques et géopolitiques, semant le trouble sur l’identité des personnages, arrêtant parfois l’histoire le temps de réfléchir ou de méditer. Irriguant sa narration d’interrogations corrosives sur les relations entre religion et politique, foi et sentiment patriotique — mais aussi, de façon latente et omniprésente, sur l’hubris masculine, « cette violence fondamentale […], cette démence que les hommes abritaient », qui est leur « vérité première et absolue » sur laquelle est venue se meurtrir l’âme de son étincelante héroïne. — Nathalie Crom

 

(1) Les deux sont parus chez Gallimard, respectivement en 1996 et en 2000, et le recueil Au bonheur des îles est réédité chez Gallmeister dans la collection de semi-poche Totem.

(2) Lire l’entretien avec Norman Rush dans Télérama no 3424.

 

The Woman who lost her soul, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, éd. Gallmeister, 800 p., 28 €.

Extrait

« En traversant la place Taksim, elle regarda par la fenêtre, observant la masse humaine en mouvement en cette fin de journée, cette marche victorieuse de libertés ordinaires, et sa vision se brouilla, saisissant de fugaces apparitions de gens en train de vaquer à leurs occupations, un homme qui vendait des billets de loterie, un garçon qui décrochait un pèse-personne pour un client, un marchand de melons […] Elle comprenait comme jamais auparavant ce que son père avait toujours compris, quand vient le moment, vous n’êtes jamais trop jeune ni trop insignifiant pour choisir votre camp, nous sommes tous nés pour choisir un camp, et c’était en cela que résidait le vrai pouvoir de l’âge adulte, le moi débarrassé de toute alliance frivole, immunisé contre la décadence. »

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