Docteur Sleep

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Docteur Sleep

La tendre jeunesse de Danny Torrance pourrait se résumer en une phrase : « Viens ici, petit merdeux, viens recevoir ta raclée ! » Au rayon des enfants martyrs, le petit héros de Shining occupe le premier rang : dans les couloirs de l’hôtel Overlook, il subit non seulement la traque acharnée d’un papa hagard, ivre et meurtrier, mais aussi l’attaque de tout un tas de fantômes très mal intentionnés. Difficile de faire plus terrifiant que ce roman mythique, le troisième de Stephen King, publié en 1977. Même sans être habité par le souvenir de Shining l’adaptation de Stanley Kubrick (1980) et les rictus de Jack Nicholson, cette histoire, aussi cruelle, aussi psychologiquement vertigineuse qu’un conte de Grimm plein de maléfices et d’infanticides, ne s’oublie plus jamais.

Lui donner une suite comportait des risques que Stephen King mesure lui-même. D’abord, rien ne se compare jamais à la première peur, celle qu’on éprouve, dit-il, « en lisant sous les draps à la lueur d’une lampe de poche ». Ensuite, comment continuer ce qui formait un tout, ce qui s’était parfaitement conclu et résolu ? En faisant grandir Danny. Le voilà donc désormais jeune homme, puis quadragénaire, hanté par les spectres du passé — littéralement, puisqu’il les conserve dans une sorte de boîte virtuelle, tout au fond de son esprit. La force de ces retrouvailles, comme avec un ami longtemps perdu de vue, c’est de pouvoir mesurer, à ses errances et à ses blessures, la marque du temps, les conséquences du passé. Danny, ou Dan, désormais, est devenu aussi alcoolique, aussi paumé que son père. Quand on le découvre, adulte donc, c’est à l’occasion d’un lendemain de cuite magistrale, dans le lit d’une inconnue ramassée la veille dans un bar. Il est en train de toucher le fond, le temps d’un chapitre dur, poignant. King y scrute, jusqu’à la limite du supportable, le dégoût de soi, la perte des repères, tout ce qui accompagne le naufrage de l’addiction.

Il y a deux livres en un dans Docteur Sleep : le héros du premier, chronique d’un réalisme douloureux, c’est bel et bien le « monstre » de l’alcoolisme. Mais, à la différence de son père, l’ivrogne de Shining, Dan trouve sa chance de rédemption dans une communauté humaine chaleureuse comme les aime l’auteur, une petite ville du New Hampshire, avec ses figures pittoresques, mais aussi ses réunions des Alcooliques anony­mes… Le vagabond lessivé se pose enfin, se trouve des amis, un boulot. Aide-soignant dans un hospice, il assiste la mort des vieillards, à sa manière. C’est que, depuis l’enfance, il n’a pas perdu le Don. Ce pouvoir, entre télépathie et voyance, le pousse à aider Abra, une adolescente dotée des mêmes aptitudes magiques. Là s’épanouit le second livre contenu dans Docteur Sleep. Un récit de genre, joyeusement assumé comme tel, con­cocté pour effrayer et divertir. Après 22/11/63, grande fresque fantastico-historique ambitieuse parue il y a deux ans, King s’offre une récré macabre : aussi cocasses que terrifiants, ses « méchants » ressemblent ici à d’inoffensifs touristes, sillonnant l’Amérique en camping-car. Sortes de vampires spirites, croque-mitaines improbables, en shorts à fleurs et casquettes de base-ball, ces êtres surnaturels qui se nourrissent du Don des enfants, en les torturant et les tuant, vont-ils parvenir à dévorer la petite Abra ?

Dans le tumulte d’une aventure picaresque, pleine de rebondissements, de visions (et de caravanes…), King prouve encore une fois qu’il est un conteur diabolique, capable de nous éblouir avec de la poudre de perlimpinpin comme de nous faire toucher la réalité la plus poisseuse. Surtout, il a réussi une prouesse digne d’un ma­gicien : libérer Danny des pages de Shining, pour lui offrir un livre rien qu’à lui et, surtout, une chance de résilience. — Cécile Mury

 

Doctor Sleep, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nadine Gassie Ed. Albin Michel 592 p., 25 €.

 

Lire le dossier page 22.

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