Délivrances

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Délivrances

L’enfant est un personnage récurrent, omniprésent dans la galaxie des figures que Toni Morrison convoque, de livre en livre, sur la scène de son éblouissant théâtre romanesque. Cela depuis son premier ouvrage, L’OEil le plus bleu (1970), au centre duquel est le destin sans espoir de Pecola, une fillette noire qui rêve d’avoir la peau blanche et les yeux clairs. Ce voeu éperdu d’être une autre, cela afin que changent les regards qui se portent sur elle, Lula ­Ann, l’héroïne de Délivrances — onzième roman de Morrison —, le porte aussi. Lula Ann est née « noire comme la nuit, noire comme le Soudan », se plaint Sweetness, sa mère — qui est, elle, « une mulâtre au teint blond », legs de ses grands-parents, ses parents, qui pouvaient aisément se faire passer pour blancs. D’où vient alors à Lula Ann cette peau d’« un noir bleuté », ses yeux noir corbeau avec « aussi quelque chose de sorcier », décrit Sweetness ? C’est inexplicable. « Tout ce que je sais, c’est que pour moi, la nourrir, c’était comme avoir une négrillonne qui me tétait le mamelon », ajoute la mère, qui fera payer à Lula Ann le fait d’avoir été quittée par son mari, à la suite de l’irruption dans leur vie de ce bébé « d’une couleur terrible ».

Vingt ans plus tard, Lula Ann semble avoir conjuré la malédiction. Elle est devenue une superbe jeune femme, a créé une ligne de produits cosmétiques, roule en Jaguar, s’habille de blanc afin de souligner l’intensité du noir de sa peau, et a changé son nom — oubliée, Lula Ann, pour tous elle s’appelle Bride. Quand s’ouvre Délivrances — posé par son auteur, avec une belle assurance, en équilibre sur la ligne de crête qui sépare le roman du conte, le réalisme du merveilleux, fût-il parfois très sombre —, la remarquable entreprise de réinvention d’elle-même qu’a entreprise Bride vacille soudain. Il a suffi d’une phrase, jetée par son amant, Booker : « T’es pas la femme que je veux. » Il a suffi d’un péché d’enfance, remonté à la surface du présent de Bride. La jeune femme est blessée, moralement, physiquement. Plus inquiétant est l’étrange processus de rajeunissement dont son corps semble la proie, perdant peu à peu ses attributs féminins pour revenir à l’état prépubère, glabre, plat, intact — Lula Ann de retour dans la vie de Bride, désireuse peut-être de reprendre sa place…

D’autres enfants habitent les pages fluides de Délivrances. Filles et garçons, noirs ou blancs, vivants ou morts. Il y a Lula Ann, Rain, Adam, d’autres qui parfois n’ont pas de nom, qu’on ne fait qu’entrevoir. Ils sont toujours victimes — du racisme, de la prédation sexuelle, des défaillances morales des adultes. Au coeur du roman, comme s’il s’agissait de trouver un grand frère à tous ces enfants perdus, Toni Morrison glisse la silhouette de l’inoubliable Pip, l’orphelin des Grandes Espérances, de Charles Dickens. La romancière leur promet aussi un cadet, l’enfant de Bride et de Booker : « Un enfant. Nouvelle vie. Hors d’atteinte du mal ou de la maladie, à l’abri des en­lèvements, des coups, du viol, du racisme, des insultes, des blessures, de la haine de soi, de l’abandon. Libre d’erreurs. Rien que bonté. Sans colère. C’est ce qu’ils croient. » Au terme de cette fable emplie de compassion, mais tout autant lucide et implacable, poser un happy end aurait été une duperie. — Nathalie Crom

 

Gold help the child, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois, 198 p., 18 €.

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