Dans les yeux des autres

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Dans les yeux des autres

Ce pourrait être le mélancolique roman de la désillusion, de la fin des utopies ; et de l’irrémédiable déréliction de cette génération des années 68 qui crut encore au combat politique. Celle de la romancière et essayiste Geneviève Brisac, aux curiosités et talents si multiples ? Elle compose ici au contraire un tonique récit d’initiation, où se décrit sans complaisance comment se forment et se déforment les esprits et les coeurs, les intelligences et les émotions, les amours et les haines. Sur fond volontairement flou d’histoire française, d’exil et de Shoah… Deux soeurs et leur mère très excentrique — Anna, Molly et Melini Jacob — sont les personnages clés de cette saga militante, des premières manifs du joli mois de mai aux amertumes postrévolutionnaires, et aux engagements désormais plus ordinaires, plus quotidiens. Geneviève Brisac aime dire les relations entre femmes : les filles, les soeurs, les mères qui se construisent en se déconstruisant, qui apprennent en voulant ignorer. Anna est écrivain ; Molly, médecin. L’une veut soigner par le verbe, l’autre par la science. Ces deux idéalistes ont dès 15 ans usé leurs jeans en AG à la Mutualité, aimé deux romanesques compagnons de lutte d’extrême gauche (Marek et Boris), avec qui elles sont parties faire la révolution au Mexique. En embarquant maman. Anna a peu après l’audace de conter leurs aventures de rebelles un peu paumés dans un livre à succès. Plainte immédiate de sa soeur, Molly, en justice… La carrière littéraire d’Anna en est brisée. Même en ayant gagné son procès, même en étant finalement recueillie par Molly, elle dérive, sombre, perd jusqu’au goût des mots. Et ne trouve de paix qu’en relisant et nous faisant partager les cahiers écrits au vieux temps militant.

Mais qui parle au juste dans Dans les yeux des autres ? Anna ? Molly ? Geneviève Brisac ? Au gré de chapitres vifs entre l’hier et l’aujourd’hui, mémoires et voix se mêlent. Parfois, l’auteur intervient avec son ironie cinglante, rectifie une situation, dénonce les faux-semblants d’aujourd’hui, l’hypocrisie mondaine du petit monde littéraire, par exemple. D’autant que Geneviève Brisac croit farouchement au pouvoir des mots : « Plus d’une fois j’ai eu l’impression qu’en trouvant le mot juste, je réparais quelque chose d’infime. Je ménageais pour moi-même et pour ceux qui liraient ce livre une maison dans un monde devenu presque entièrement exil », dit Anna, son héroïne. Elle a superbement réussi.— Fabienne Pascaud

 

Ed. de l’Olivier 306 p., 18,50 €.

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