Blast. 4 – Pourvu que les boudhistes se trompent

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Blast. 4 – Pourvu que les boudhistes se trompent

Polza est ailleurs puisque chacun se sent libre de le dévisager comme s’il faisait tache, irrécupérable erreur de la nature. Polza Mancini a fait irruption il y a cinq ans, encombré de son obésité pachydermique, et tout autant, à l’entendre, de toutes les humiliations d’un passé démantibulé. C’était l’amorce d’une odyssée monstre à quoi s’attaquait Manu Larcenet. Elle s’achève aujourd’hui, huit cents pages plus tard et, sans trahir l’épilogue, on peut dire qu’il n’y avait pas de rédemption possible pour Polza. Si le doute lancinant entourant le sens caché de ses actes est levé, le vertige que ceux-ci n’ont cessé de susciter reste intact.

Tout avait commencé, banalement, par un interrogatoire de police. On découvrait Polza en garde à vue, soupçonné d’avoir salement agressé une jeune femme, et pire peut-être. Coupable ou pas coupable ? Là n’était pas la question. Aux deux flics qui l’interrogeaient, Polza Mancini avait, d’emblée, imposé ses règles du jeu : il voulait bien raconter, mais pas n’importe comment. Sa confession ne supportait pas de raccourci, car tout se tenait, à partir de son « big bang » personnel, la mort de son père. Il s’était découvert « illimité ». Libre de larguer les amarres. Il a pris la route. « Si vous voulez comprendre, assène-t-il, il faut que vous passiez par où je suis passé. » De flash-back en flash-back, Larcenet ne le lâchera plus, inspiré comme jamais par un homme intelligent, déroutant, très perturbé aussi, qui en se racontant se réinvente, se ment et, probablement, nous ment, cherchant moins à être innocenté que compris.

« Tant qu’il parle, il reste accessible », constate un des policiers. C’est dire qu’a contrario Polza peut à tout moment prendre la tangente dans sa tête. Paysage mental en friche, labyrinthique : la fascination naît de tout ce qui fait mystère. Comment comprendre en particulier la quête éperdue, par Polza, de ce qu’il appelle le « blast », cette foudroyante onde de choc émotionnelle, cette hallucination où lui apparaissent ses totems personnels, les moai, ces fabuleuses statues géantes de l’île de Pâques ? Qui l’aime le suive, s’il peut, dans ses errements, mais il n’est guère aimable, et on a de bonnes raisons de le haïr, tant la morale, l’éthique, la justice semblent lui être étrangères. S’il est clochard par choix, son retour hypothétique à une espèce d’état sauvage est jalonné de rencontres aléatoires comme autant d’impasses existentielles : d’autres clochards, citoyens autoproclamés d’une « république mange-misère » tapie au fond des bois ; un dealer qu’on appelle « saint Jacky », d’une brutalité sauvage, par ailleurs lecteur compulsif ; les pensionnaires d’un hôpital psychiatrique d’où il ne tardera pas à s’évader après avoir cogné une infirmière ; Carole, enfin, la future victime, qui a « quelque cho­se d’endommagé en elle », qu’il va croire aimer (mal), et son père, Roland, agresseur sexuel et violeur multirécidiviste.

Cet homme au corps de baleine et au nez long comme un bec d’oiseau, cette « Grasse Carcasse » (1) tellement repoussante et tellement vulnérable à la fois ne vient pas de nulle part. Blast est un projet que Larcenet a eu en tête pendant quinze ans. Il ne reviendra plus sur les pistes d’interprétation (trop) intimes : un malaise existentiel qui remonte à l’enfance, le regard des autres qui humilie, une dépression récurrente qui marginalise. Il suggère juste qu’il est possible de « dire des choses de soi sans parler de soi ». Quand il se lance dans l’aventure, il vient de tourner la page de son œuvre phare, Le Combat ordinaire, une chronique douce-amère (2) dont le héros, Marco, raisonnablement névrosé, lui ressemble comme un frère. Larcenet donne le change, auscultant ses doutes, ses faiblesses, ses crises d’angoisse avec une autodérision qui allège le propos alors qu’une gravité retenue affleure à la première occasion. Il boucle la série sur un triomphe public et criti­que. Il se sent mûr pour franchir une nou­velle étape. Il résume : oser la noirceur.

Dans le vagabondage de Polza, jamais en repos, souvent ivre mort, dévasté par des crises de schizophrénie, il y a de la violence quasi animale, parfois abjecte, qu’il tabasse ou qu’il soit tabassé, mais aussi une solitude pathétique, et la clé de tout, cette souffrance liée à ce qu’il appelle sa « dissemblance ». Larcenet savait qu’il fallait risquer la durée, oser prendre le temps d’explorer les émotions complexes, énigmatiques, de Polza. Le noir et blanc, ­traité dans la plus subtile des gammes, rayonne sur cet outremonde inquiétant en une succession d’éblouissements crépusculaires. La couleur fuse en ponctuations éclatantes de dessins d’enfant pour figurer le « blast », ce moment suspendu où, comme dit Polza, « alliage écrasant de lard et d’espoirs ­défaits, je pèse lourd et pourtant, ­parfois, je vole ». C’est par le dessin, les déflagrations visuelles comme les longues plages muettes, que Manu Larcenet propulse son récit aux confins d’une réalité en surchauffe permanente, et transforme la situation la plus quotidienne en sidérante chorégraphie des corps et des regards. C’est par le dessin, des improvisations purement atmos­phériques souvent, une sorte d’intuition poétique de l’instant, que la noirceur s’impose, sans complaisance, comme coulant de source, donnant forme et sens au chaos intérieur d’un homme petit à petit asphyxié par le ­dégoût de lui-même. C’est un chef-d’œu­vre littéralement hanté par le plus incon­fortable des héros qui, au quatrième et ultime tome, se clôt de magistrale façon.

Les mensonges de Polza
Polza se dévoile moins par ce qu’il dit dans le feu de l’action que par ce que Larcenet livre d’indices à mots choisis, dans la voix off de son personnage : un style très écrit que percute avec bonheur la crudité des situations et des images. Exemple (tome 2, pages 123-125) :
« Parfois je mens. Je dis que je ne me souviens de rien. Mais il n’est rien qui ne s’efface, bien sûr. Je bouillonne en dedans. Je suis en feu. Je suis gris, lourd, crasseux, mais je suis en feu. Je suis la limaille, le cambouis, les miasmes, les ordures. Je suis la souillure, la suie qui s’incruste sous les ongles, les paupières, qui se niche au fond des poumons. Le désespoir, c’est comme la prison, la mine ou l’usine… Ça ne vous lâche jamais. Mais je suis en feu. Alors je mens. Je dis que je ne me souviens de rien. Mais mon histoire est écrite de cicatrices. Il me suffit d’inspecter ma peau, et tout me revient. »

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