Anguille sous roche

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Anguille sous roche

On ouvre ce livre d’un inconnu comorien sans se méfier, comme on ouvrirait une fenêtre pour changer d’air, en pensant recevoir une brise légère. Et c’est une vague immense qui s’engouffre et brise le cadre, un flot de mots cinglants qui saute au visage, un océan furieux qui engloutit tout sur son passage. A peine le temps de jurer que l’inconnu ne pourra pas le rester, et la lame de fond nous cueille pour trois cent vingt pages d’apnée. Puisque les cyclones ont droit à des noms d’humains, on se souviendra longtemps du cyclone littéraire nommé Ali Zamir. Qui est ce jeune écrivain de 27 ans, pour signer un premier roman aussi viscéral et aérien ? D’où lui vient ce style à la fois indomptable et maîtrisé ? Quel est son secret pour s’époumoner sans s’essouffler, invectiver sans éreinter, brasser sans diluer ? Comment a-t-il pu se mettre dans la peau d’une femme avec autant d’intuition organique, qui plus est une noyée, dont il boit le tourbillon de souvenirs, dans les fonds sous-marins, à l’heure du trépas ?

L’Anguille du titre, c’est elle, pas seulement parce qu’elle s’enroule sur elle-même dans l’eau noire, non, c’est Anguille à l’état civil, soeur jumelle de Crotale, et fille de Connaît-Tout, amante de Vorace et nièce de Tranquille, car Ali Zamir a aussi le sens des personnages dotés de noms d’une trivialité flamboyante. Anguille parle comme elle respire, et aussi comme elle rend l’âme, dans une urgence étranglée. Le livre entier sort de sa bouche d’une seule traite, en une logorrhée féerique où le fond et la forme fusionnent à la perfection, où lyrisme et réalisme, sorcellerie et scatologie brillent du même éclat. Anguille prend le lecteur à parti, lui refuse les détails qu’il attend, lui impose les vérités qu’il voudrait fuir, se raccroche à sa manche non pas pour qu’on la sauve, mais pour faire ses adieux dignement. Jamais dupe, elle accepte son destin final, comme elle a toujours accepté les épreuves initiatiques de sa courte vie. Les raconter ici serait la trahir, la réduire, et Anguille est femme à se déployer plus qu’à se résumer. Même sous roche, elle ne peut pas se cacher, les ondes vibrent, la pierre gronde. Il est impossible qu’elle ne fasse pas grand bruit. — M.L.

 

Ed. Le Tripode, 320 p., 19 €.

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